Glossaire de termes introduits par Gerald M. Edelman
dans ses ouvrages neurobiologiques

Andrei Popescu-Belis


Le glossaire suivant provient d'une série de notes de lecture de The Remembered Present (Le présent remémoré, 1989) et de quelques articles. Il a été annexé à mon mémoire de DEA (1995). Le choix des termes traités est personnel, ainsi que leur traduction, parfois inspirée de Biologie de la conscience (1992), le seul ouvrage traduit en français. Ce glossaire ne prétend pas fournir une étude détaillée de l'oeuvre, mais cherche à donner quelques repères à quelqu'un qui la découvre pour la première fois.

 Vous pouvez consulter aussi une bibliographie des travaux de G. M. Edelman et des ses collaborateurs.

 Ce glossaire n'engage naturellement que ma propre responsabilité.


TSGN (Théorie de Sélection des Groupes Neuronaux - Theory of Neuronal Group Selection ou TNGS)

C'est la théorie développée surtout dans (Edelman 1987) et résumée dans (Edelman 1989). Elle décrit l'apparition des structures neuronales permettant la catégorisation, la généralisation et l'apprentissage, suivant trois grandes étapes. La première est la sélection durant le développement somatique (developmental selection), au cours de laquelle se forment les répertoires primaires (primary repertoires) ; ce sont des modifications structurales, topologiques, dues essentiellement aux variations locales d'expression de certaines molécules (CAM, SAM). Cette étape semble avoir lieu globalement pendant l'embryogenèse, mais Edelman ne donne pas de période précise.

Vient ensuite la sélection à travers l'expérience (experiential selection), qui consiste dans le renforcement de certaines synapses, et l'affaiblissement d'autres, comme résultat de la présentation répétée de grandes classes de stimuli, et des réactions développées peu à peu face à ces stimuli. Ces amplifications concernent des populations de synapses, et résultent de corrélations statistiques de signaux. Se forment ainsi les répertoires secondaires (secondary repertoires).

Enfin, il y a formation de cartes où se projettent les différentes couches sensorielles (sensory sheets), par sélection entre de nombreux groupes neuronaux isofonctionnels - d'où la variabilité phénotypique individuelle. Entre les cartes s'établissent des connexions réentrantes, qui leur permettent de corréler dans le temps leurs activités, d'échanger des informations concernant les stimuli, et former ainsi des n-uplets classifieurs.

On saisit cependant mal si les deuxième et troisième étapes ont lieu lors de chaque phase d'apprentissage, ou bien seulement au début de la vie, lorsque les grandes catégories perceptives se forment (cf. aussi (Manderick 1994)). On sait qu'il y a à cette époque certaines phases critiques pour la vision, par exemple, où une privation relativement courte entraîne des incapacités définitives. En revanche, à la maturité, l'apprentissage se révèle beaucoup plus robuste ; le mécanisme serait-il pourtant le même; (formation de répertoires, apparition de cartes connectées de façon réentrante), en dépit de ces différences ? On pourrait alors supposer seulement une différence de niveau : couches perceptives de bas niveau au début, couches supérieures ensuite.

Groupe neuronal - GN (neuronal group)

Groupe de neurones fortement interconnectés, jouant le rôle d'unité de sélection dans la TNGS. Ces groupes ont une "entrée" et une "sortie", et peuvent établir des connexions réentrantes avec d'autres groupes, ce qui n'est pas le cas des neurones isolés. Ceux-ci sont entre autres beaucoup plus soumis à la variabilité, et donc moins susceptibles d'une structuration individuelle. Les expériences montrent en effet qu'il est impossible d'associer une fonction déterminée à un seul neurone. En revanche, on peut identifier des groupes jouant un rôle fonctionnel, comme les colonnes corticales, citées dans (Edelman 1981, p.3), et jouant un rôle central dans (Burnod 1988). Voir aussi (Mountcastle 1978).

Dans les modèles informatiques, Edelman utilise des unités (units) qui modélisent en gros des groupes de neurones, et non des cellules individuelles. Les différences essentielles par rapport aux neurones formels sont : le caractère statistique des connexions initiales ; la possibilité de réentrance, en entrée ou en sortie ; la nature de la réponse : synchrone, asynchrone, intermittente ; et surtout, au niveau de l'ensemble, la façon dont évoluent les liens synaptiques, décrite p.ex. dans (Finkel et Edelman 1984). Néanmoins, ces " unités " semblent posséder moins de fonctionnalités que celles évoquées pour un GN.

Répertoire (repertoire)

Ensemble de groupes neuronaux résultant des sélections décrites par la TSGN, i.e. d'une évolution de populations synaptiques. En effet, ce sont les connexions qui définissent structurellement un répertoire, plus que l'emplacement physique des neurones.

Il semblerait que pour Edelman les notions de répertoire et de carte appartiennent à deux modes de description différents et disjoints (les termes ne se mélangent jamais, dans le livre, et aucun n'est défini par rapport à l'autre). On peut supposer que le répertoire désigne simplement un ensemble de GN, éventuellement isofonctionnels, sans pour autant préjuger d'une éventuelle structuration de plus haut niveau, ou d'une connexion avec des couches sensori-motrices.

Les notions de répertoire primaire et secondaire sont liées aux étapes de formation du répertoire (cf. TSGN), donc semblent ne pas avoir d'intérêt pour décrire l'état adulte, ou achevé. Une modélisation informatique, en particulier, construirait directement une structure de cartes, ou un ensemble de répertoires secondaires, figés, non soumis à évolution. C'est la solution adoptée pour Darwin II et pour les répertoires perceptifs de Darwin III.

Carte (map, mapping)

Bien qu'Edelman ne soit pas très explicite, il faut distinguer, structurellement et fonctionnellement, les cartes des répertoires. Les cartes sont des structures découvertes dans les étages perceptifs de bas niveau, et dont Edelman suppose l'omniprésence, au niveau du cortex tout du moins (d'autres régions n'en contenant clairement pas). Ce sont des ensembles de GN, reliés à des couches sensorielles, qui sont réceptifs à certaines formes (patterns) du stimulus d'entrée. Ainsi, pour une carte visuelle "cartographiant" un certain trait (feature), des GN particuliers seront activés par des valeurs particulières du trait (attention, il n'y pas du tout bijection, comme indiqué à l'entrée dégénérescence). Une correspondance quasi topographique s'établit alors entre la carte et la couche sensorielle.

La notion de carte est clairement inspirée de la vision, peut-être aussi du toucher (cf. la projection déformée du corps sur le cortex), ou de la motricité. On a identifié plusieurs dizaines de cartes visuelles pour les singes, chacune détectant des traits différents, leur liaison permettant une intégration que l'on a encore du mal à comprendre (voir les notes sur le modèle RCI). Plus problématiques restent l'ouîe, le goût et l'odorat.

Pour Edelman, les cartes ont un rôle central dans la mesure où elles peuvent aussi porter sur l'activité d'autres cartes. Seules les premières couches sont topographiquement liées aux entrées ; les niveaux supérieurs, cartographiant des cartes (mapping of maps), permettraient selon Edelman des catégorisations de plus en plus abstraites. Peu de détails cependant sur ces "cartes de cartes": l'idée introduite dans (Edelman 1981) cède la place dans (Edelman 1989) à une séparation en deux niveaux, également cartographiés, mais où le concept de réentrance devient fondamental. On a ainsi une aire primaire, avec des cartes locales, puis des "multiple mutually reentrant and mapped secondary areas" (p.55), ce qui n'est pas très explicite.

Si on peut comprendre les origines du concept de carte, il reste néanmoins bien des choses à préciser. Ainsi, dans les cartes du modèle RCI, la topographie reste "triviale" : toutes les cartes reproduisent la matrice de capteurs (pixels) initiale, se différenciant seulement par leurs réponses à certains traits (ex. : une carte voit seulement les lignes verticales). Il n'y a donc aucune abstractisation dans la représentation. Il n'est pas clair non plus (dans Edelman 1989), comment celle-ci s'opère pour Darwin III.

Dégénérescence (degeneracy)

Une carte est formée par de très nombreux GN (malheureusement, Edelman ne donne pas d'ordre de grandeur). Même si ceux-ci se spécialisent, en un certain sens, lors de la formation des répertoires secondaires (étape sélectionniste en elle-même), il reste de nombreux GN isofonctionnels qui font que le système garde sa nature statistique. Sa façon de catégoriser reste donc sélective (ou sélectionniste - selective) : il n'y a pas de combinaison unique de GN réagissant à un stimulus d'une catégorie donnée, ni à une certaine réponse. Plusieurs combinaisons de GN actifs peuvent aboutir à la même réponse, et, réciproquement, un GN peut participer à plusieurs combinaisons. Ceci est à la base des généralisations opérées par les cartes réentrantes et les couples classifieurs.

Réentrance (reentrance)

Concept fondamental, qui dénote l'échange de signaux corrélés, en parallèle, entre deux cartes. Ces connexions peuvent avoir une grande variété morphologique (cf. (Edelman 1989), tableau p. 66), et peuvent même faire intervenir trois cartes. Un premier type de réentrance permet de réintroduire l'information élaborée à un niveau supérieur dans un niveau inférieur, proche d'un niveau d'entrée perceptuel, afin d'en améliorer les performances de catégorisation, et même faire apparaître des caractéristiques nouvelles. D'autre part, deux cartes dans deux modalités différentes peuvent être connectées pour former un couple de classification, et la réentrance va alors synchroniser et enrichir l'échantillonnage de chaque côté. Nous pourrions appeler (mais Edelman ne le fait pas) le premier type réentrance directionnelle, et le deuxième réentrance transversale.

La réentrance ne doit pas être confondue avec une simple rétroaction : elle apporte des informations nouvelles. La réentrance conduit en fait à un changement qualitatif lorsqu'elle procède de ce qu'Edelman appelle la mémoire des valeurs-catégories, vers les couches perceptives primaires et secondaires, puisqu'alors sont créées les conditions d'apparition de la conscience primaire. De même, la conscience d'ordre supérieur (celle de l'homme, liée entre autres au langage) doit principalement son existence à la connexion réentrante des aires de Broca et Wernicke vers les mémoires des valeurs-catégories, ainsi que vers l'appareil phonatoire.

Quant aux réalisations pratiques, la réentrance (directionnelle) est présente dans le modèle RCI, mais peut donner l'impression de servir uniquement à expliquer les illusions de Kanisza. Dans Darwin II, la catégorisation fonctionne à l'aide d'une réentrance transversale, formant un couple de classification.

Mon point de vue personnel est que la réentrance a quelque chose de "magique" chez Edelman, plus encore que le concept de global mapping. En effet, le seul endroit précis où elle intervient est dans le couple classifiant, où on comprend assez bien son rôle dans la généralisation. Elle peut constituer la base d'un apprentissage associatif, comme l'interprétation que nous en donnons dans notre simulation. Dans (Edelman 1989), elle semble être invoquée trop souvent, et avec trop peu d'explications, et risque d'apparaître comme un Deux ex machina, avec des propriétés un peu vagues. La terminologie légèrement fluctuante utilisée par Edelman peut contribuer à cette impression.

Cartographie globale (global mapping)

Notion difficile, car elle semble désigner un certain schéma de connexions réentrantes, dont un seul un exemple est donné (Edelman 1989, p.55). On peut imaginer des schémas parallèles, pour différentes (combinaisons de) modalités, mais lorsqu'Edelman parle de nombreux global mappings, on a du mal à les imaginer.

De plus, le schéma p.55 (Edelman 1989) présente seulement quelques éléments d'une telle cartographie globale, tout en étant lui-même assez complexe, et évite de rentrer dans les détails. Ce schéma regroupe les interactions entre un système perceptif (couches sensorielles et proprioceptives / cartes locales des couches primaires / "multiples" cartes secondaires réentrantes) et un système moteur, censé seulement orienter (ou focaliser) le système perceptif vers les objets perçus. S'il n'y avait cette dernière limitation, relativement sous-entendue, on pourrait y voir le schéma presque complet des fonctions minimales d'un être vivant. En fait, la partie motrice n'est pas encore reliée aux besoins, donc est asservie à la partie sensorielle (mouvements oculaires, toucher), comme dans Darwin III.

Couple classifieur (classification couple), n-uplet classifieur (classification n-tuple)

Seul le premier terme bénéficie d'une description détaillée dans (Edelman 1989), p.48. Le deuxième est défini par analogie et généralisation.

Il s'agit de deux cartes (Edelman les appelle aussi lamina, ou sheets), chacune pouvant détecter des traits dans une modalité sensorielle; elles peuvent soit être connectés chacune à une couche sensorielle, soit se trouver à un niveau plus élevé. Certaines paires de cartes sont connectées, dans les deux sens, par le renforcement de populations de synapses, pour une durée plus ou moins importante. Ainsi, les deux cartes se projettent l'une dans l'autre. Bien sûr, elles remplissent d'abord chacune leur fonction, qui est d'échantillonner (sampling) les stimuli reçus. Mais le fait de transmettre ses résultats à l'autre carte permet l'élaboration d'une réponse plus riche pour chacune des deux cartes.

 Ce qui est plus étrange, c'est l'asymétrie entre ces deux cartes. Pour Edelman, l'une des deux est connectée en entrée à un détecteur de traits (feature detector, needed for individual aspects of exemplars), tandis que l'autre reçoit des corrélations de traits, ou caractéristiques générales de la classe (feature correlator, yielding mainly aspects of classes). L'asymétrie se situerait donc aux entrées, comme le montre l'exemple d'Edelman, avec la vue d'un côté, et le suivi de contour par le toucher (light touch on a moving finger) de l'autre. On sent l'inspiration de Darwin II et III.


andrei.popescu-belis@polytechnique.org